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Farhad
Darya, 39 ans, chanteur afghan, exilé aux Etats-Unis, première
voix entendue à la radio lors de la libération de Kaboul.
Afghammes
C'est
l'une des dépêches les plus émouvantes qui ait
jamais été donnée à lire: "AFP, 13
novembre. De la musique a été diffusée mardi
sur les ondes de la radio de Kaboul, pour la première fois
depuis cinq ans." Ce jour-là, après la lecture
de quelques versets du Coran, et avant de laisser une voix de femme
annoncer la libération de Kaboul, la radio a passé deux
chansons. Une marche, d'abord ("Ma Patrie"), puis un chant
d'amour à l'Afghanistan, "Kabul Jaan" ("Kaboul
bien-aimé"):
"Laissez-moi chanter sans limite/
Des chansons, sans limite, pour la douleur des Afghans/
Pour mon peuple sans foyer, errant/
Laissez-moi chanter de l'Iran au Pakistan..."
Quelques heures plus tard, à des dizaines de milliers de kilomètres
de là, à Sterling, petite ville de Virginie, Farhad
Darya s'est réveillé, a descendu l'escalier de son pavillon,
allumé comme tous les matins son ordinateur et a été
enseveli sous une avalanche d'e-mails: félicitations, messages
d'amour, demandes d'interviews...
Farhad Darya est chanteur. C'est sa voix que la radio avait choisie
pour sortir de l'enfer taliban. Une voix douce, assez aiguë,
légèrement sourde, très populaire, une voix multilingue,
une voix farsi, pashtou, ouzbèke, ourdo.
Heureux, il a alors cherché à téléphoner
à un ami à Kaboul. L'opérateur n'a pas réussi
à lui passer la communication, mais lui a dit: "Il me
semble que je connais votre voix." Darya s'est présenté,
l'opérateur a crié de joie, l'a félicité,
a béni la liberté. Le chanteur, lui, n'a pourtant pas
fêté l'événement: "Trop tôt."
Les moudjahidin, rappelle-t-il, avaient utilisé eux aussi cette
chanson, "Kabul Jaan" en "libérant" Kaboul
en 1992...
Dans le petit pavillon très "middle class" de Sterling,
Farhad Darya n'a l'air de rien. Marié, père d'un enfant,
c'est un homme discret de 39 ans. Pas très grand, les gestes
délicats, la barbiche courte et soignée, le regard bleu.
C'est pourtant une star, une vraie. En tournée, aux Etats-Unis
ou en Europe, Darya remplit des salles à craquer. Des milliers
d'Afghans en exil se pressent pour entendre sa voix. S'il s'est enterré
dans cette banlieue d'un ennui mortel, c'est pour avoir la paix: "Au
moins, ici, personne ne l'arrête dans la rue... Il n'y a pas
beaucoup d'Afghans à Sterling", explique son épouse
Sultana, belle femme, ex-fan, Afghane d'Europe. Lorsqu'il voyage,
sa sécurité est un souci constant: le danger vient autant
d'un fondamentaliste fanatique que d'un mari jaloux.
Pour une oreille afghane, sa musique est d'or. Pour une oreille occidentale,
elle n'est qu'exotique, colorée, vaguement lassante. L'Occident
ne peut comprendre. "C'est toujours à l'occasion de coïncidences
entre ma musique et des événements politiques que les
médias s'intéressent à moi. Je ne suis pas une
coïncidence! Cela fait vingt ans que je chante pour mon peuple",
se plaint Darya. Il voit sa carrière comme une succession de
missions. Lutter contre l'envahisseur russe; réconcilier les
ethnies; et maintenant, tenter de faire connaître au monde l'autre
visage de l'Afghanistan, son beau visage: "Les journaux parlent
aujourd'hui sans cesse de notre prétendue culture de guerre:
ce sont des fadaises! La guerre n'est pas dans notre tradition. Ce
sont les grandes puissances qui nous dressent les uns contre les autres."
Comme toute bonne vedette nationale, il se garde de trop détailler
ses convictions, que ce soit sur la campagne militaire américaine,
le nouveau gouvernement, le rôle des Pakistanais... "J'appartiens
à tous les Afghans", justifie-t-il. Il préfère
s'en tenir à l'amour de la patrie. Avec parfois des mots d'exalté:
"J'ai besoin de mon peuple. Mon peuple à besoin de moi."
Il faut comprendre: les Afghans aiment la musique à la folie.
Avant les talibans, elle était partout, écoutée
dans les shai khana (salons de thé), transportée avec
soi dans des lecteurs de cassettes... Dans les campagnes, où
la religion est forte, elle est depuis toujours considérée
comme sulfureuse, voire impie. Divine/diabolique, adorée/crainte:
"C'est un paradoxe afghan", résume Farhad. Les talibans
en ont fait une insulte à Allah. Un veau d'or. Ils ont brûlé
les instruments.
Darya mène une vie modeste. Elle tient entre les murs d'une
petite pièce, au rez-de-chaussée de sa maison, donnant
sur le jardin: son "studio". Une cheminée, des claviers
de synthétiseurs, tablas, harmoniums, sitars, robabs. Au mur,
une carte de l'Afghanistan. Et l'ordinateur. Depuis le 11 septembre,
dit Sultana sa femme, il passe son temps à surfer fébrilement
à la recherche d'informations, entre les sites pakistanais
ou européens. "De huit heures à cinq heures, il
ne fait que ça. Il n'a pas beaucoup travaillé ces derniers
temps", constate-t-elle. Juste après le 11 septembre,
comme la plupart des Afghans vivant aux Etats-Unis, les Darya sont
restés terrés chez eux. Peur des regards, de la haine.
"Cela a duré quelques jours, raconte Darya. Puis, peu
à peu, les Américains ont découvert ce qu'était
l'Afghanistan. Ils nous ont regardés d'un regard différent.
Ils ont appris."
Son grand-père, Shir Mohammed Khan, était un grand propriétaire
terrien, un Pashtoun. Le roi l'avait envoyé dans le nord du
pays, région peuplée d'Afghans d'ethnie tadjike ou ouzbèke,
pour asseoir le pouvoir pashtoun. Là, raconte Darya, "il
a rebâti Kunduz en fraternisant avec les ethnies locales, ouzbèkes
et tadjikes". A l'écouter, le Premier ministre de l'époque,
Hashim Khan, a fini par se lasser de ce rival et le faire disparaître:
"Mon grand-père était alors à l'hôpital,
et il a appris sa propre mort en ouvrant son journal: ses assassins
avaient pris du retard. Il a été tué le lendemain
de l'annonce." Farhad passe son enfance à Kunduz. Ses
copains sont pashtouns, tadjiks, ouzbeks. Paradis perdu. "Chacun
parlait sa langue. On jouait ensemble... C'était une période
formidable." Etudiant à Kaboul, il commence à chanter
contre les Soviétiques qui viennent d'envahir le pays. Il introduit
dans sa musique des sons folkloriques, jusque-là considérés
comme ringards: "La musique des villages est redevenue populaire,
elle symbolisait le patriotisme." Il devient vite célèbre.
Il passe des jours au commissariat, arrêté pour un oui
ou pour un non. En 1990, le chanteur quitte le pays. Il vit en Allemagne,
rencontre sa femme en France, l'épouse. "En Europe, lorsqu'on
croisait un uniforme, il ne se sentait pas bien", raconte sa
femme. L'exil se poursuit aux Etats-Unis. Quand les talibans prennent
le pouvoir, en 1996, il n'est plus question de rentrer.
Rentrer. Maintenant, Darya s'y prépare. Bien sûr, il
"doit" le faire. Sultana, derrière lui, fait la moue,
mais elle suivra. Quand? Lorsqu'on y verra plus clair, qu'il sera
sûr que le gouvernement est stable et qu'il ne sera pas utilisé.
Il faudra renoncer à la maison de Sterling, au confort. "Je
me moque de tout ça", dit-il. Son fils de 5 ans passe
la tête dans le studio. "Il s'appelle Hejran." En
farsi, la langue qu'on parle dans les familles afghanes nobles, cela
veut dire "séparation".photo Jérôme
de Perlinghi
Liberation newspaper. Paris, France
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Farhad Darya en six dates
1962
Naissance à Kabul de Farhad Nashir (Darya, "Océan",
est un nom de scène).
1983
Etudiant en littérature, il fonde le groupe "Baran"
("Pluie").
1989
Retrait soviétique: la censure persiste sous le gouvernement
Najibullah.
1990
Darya s'exile. Prague puis Hambourg. A Paris, il rencontre Sultana,
étudiante à la Sorbonne.
1995
Déménage aux Etats-Unis.
2001-2002
Tournée mondiale au profit des enfants d'Afghanistan.
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