Le 24/12/2001
Par Pascal RICHE

 
  Farhad Darya, 39 ans, chanteur afghan, exilé aux Etats-Unis, première voix entendue à la radio lors de la libération de Kaboul.

Afghammes

C'est l'une des dépêches les plus émouvantes qui ait jamais été donnée à lire: "AFP, 13 novembre. De la musique a été diffusée mardi sur les ondes de la radio de Kaboul, pour la première fois depuis cinq ans." Ce jour-là, après la lecture de quelques versets du Coran, et avant de laisser une voix de femme annoncer la libération de Kaboul, la radio a passé deux chansons. Une marche, d'abord ("Ma Patrie"), puis un chant d'amour à l'Afghanistan, "Kabul Jaan" ("Kaboul bien-aimé"):
"Laissez-moi chanter sans limite/
Des chansons, sans limite, pour la douleur des Afghans/
Pour mon peuple sans foyer, errant/
Laissez-moi chanter de l'Iran au Pakistan..."
Quelques heures plus tard, à des dizaines de milliers de kilomètres de là, à Sterling, petite ville de Virginie, Farhad Darya s'est réveillé, a descendu l'escalier de son pavillon, allumé comme tous les matins son ordinateur et a été enseveli sous une avalanche d'e-mails: félicitations, messages d'amour, demandes d'interviews...
Farhad Darya est chanteur. C'est sa voix que la radio avait choisie pour sortir de l'enfer taliban. Une voix douce, assez aiguë, légèrement sourde, très populaire, une voix multilingue, une voix farsi, pashtou, ouzbèke, ourdo.



Heureux, il a alors cherché à téléphoner à un ami à Kaboul. L'opérateur n'a pas réussi à lui passer la communication, mais lui a dit: "Il me semble que je connais votre voix." Darya s'est présenté, l'opérateur a crié de joie, l'a félicité, a béni la liberté. Le chanteur, lui, n'a pourtant pas fêté l'événement: "Trop tôt." Les moudjahidin, rappelle-t-il, avaient utilisé eux aussi cette chanson, "Kabul Jaan" en "libérant" Kaboul en 1992...
Dans le petit pavillon très "middle class" de Sterling, Farhad Darya n'a l'air de rien. Marié, père d'un enfant, c'est un homme discret de 39 ans. Pas très grand, les gestes délicats, la barbiche courte et soignée, le regard bleu. C'est pourtant une star, une vraie. En tournée, aux Etats-Unis ou en Europe, Darya remplit des salles à craquer. Des milliers d'Afghans en exil se pressent pour entendre sa voix. S'il s'est enterré dans cette banlieue d'un ennui mortel, c'est pour avoir la paix: "Au moins, ici, personne ne l'arrête dans la rue... Il n'y a pas beaucoup d'Afghans à Sterling", explique son épouse Sultana, belle femme, ex-fan, Afghane d'Europe. Lorsqu'il voyage, sa sécurité est un souci constant: le danger vient autant d'un fondamentaliste fanatique que d'un mari jaloux.
Pour une oreille afghane, sa musique est d'or. Pour une oreille occidentale, elle n'est qu'exotique, colorée, vaguement lassante. L'Occident ne peut comprendre. "C'est toujours à l'occasion de coïncidences entre ma musique et des événements politiques que les médias s'intéressent à moi. Je ne suis pas une coïncidence! Cela fait vingt ans que je chante pour mon peuple", se plaint Darya. Il voit sa carrière comme une succession de missions. Lutter contre l'envahisseur russe; réconcilier les ethnies; et maintenant, tenter de faire connaître au monde l'autre visage de l'Afghanistan, son beau visage: "Les journaux parlent aujourd'hui sans cesse de notre prétendue culture de guerre: ce sont des fadaises! La guerre n'est pas dans notre tradition. Ce sont les grandes puissances qui nous dressent les uns contre les autres." Comme toute bonne vedette nationale, il se garde de trop détailler ses convictions, que ce soit sur la campagne militaire américaine, le nouveau gouvernement, le rôle des Pakistanais... "J'appartiens à tous les Afghans", justifie-t-il. Il préfère s'en tenir à l'amour de la patrie. Avec parfois des mots d'exalté: "J'ai besoin de mon peuple. Mon peuple à besoin de moi."
Il faut comprendre: les Afghans aiment la musique à la folie. Avant les talibans, elle était partout, écoutée dans les shai khana (salons de thé), transportée avec soi dans des lecteurs de cassettes... Dans les campagnes, où la religion est forte, elle est depuis toujours considérée comme sulfureuse, voire impie. Divine/diabolique, adorée/crainte: "C'est un paradoxe afghan", résume Farhad. Les talibans en ont fait une insulte à Allah. Un veau d'or. Ils ont brûlé les instruments.
Darya mène une vie modeste. Elle tient entre les murs d'une petite pièce, au rez-de-chaussée de sa maison, donnant sur le jardin: son "studio". Une cheminée, des claviers de synthétiseurs, tablas, harmoniums, sitars, robabs. Au mur, une carte de l'Afghanistan. Et l'ordinateur. Depuis le 11 septembre, dit Sultana sa femme, il passe son temps à surfer fébrilement à la recherche d'informations, entre les sites pakistanais ou européens. "De huit heures à cinq heures, il ne fait que ça. Il n'a pas beaucoup travaillé ces derniers temps", constate-t-elle. Juste après le 11 septembre, comme la plupart des Afghans vivant aux Etats-Unis, les Darya sont restés terrés chez eux. Peur des regards, de la haine. "Cela a duré quelques jours, raconte Darya. Puis, peu à peu, les Américains ont découvert ce qu'était l'Afghanistan. Ils nous ont regardés d'un regard différent. Ils ont appris."
Son grand-père, Shir Mohammed Khan, était un grand propriétaire terrien, un Pashtoun. Le roi l'avait envoyé dans le nord du pays, région peuplée d'Afghans d'ethnie tadjike ou ouzbèke, pour asseoir le pouvoir pashtoun. Là, raconte Darya, "il a rebâti Kunduz en fraternisant avec les ethnies locales, ouzbèkes et tadjikes". A l'écouter, le Premier ministre de l'époque, Hashim Khan, a fini par se lasser de ce rival et le faire disparaître: "Mon grand-père était alors à l'hôpital, et il a appris sa propre mort en ouvrant son journal: ses assassins avaient pris du retard. Il a été tué le lendemain de l'annonce." Farhad passe son enfance à Kunduz. Ses copains sont pashtouns, tadjiks, ouzbeks. Paradis perdu. "Chacun parlait sa langue. On jouait ensemble... C'était une période formidable." Etudiant à Kaboul, il commence à chanter contre les Soviétiques qui viennent d'envahir le pays. Il introduit dans sa musique des sons folkloriques, jusque-là considérés comme ringards: "La musique des villages est redevenue populaire, elle symbolisait le patriotisme." Il devient vite célèbre. Il passe des jours au commissariat, arrêté pour un oui ou pour un non. En 1990, le chanteur quitte le pays. Il vit en Allemagne, rencontre sa femme en France, l'épouse. "En Europe, lorsqu'on croisait un uniforme, il ne se sentait pas bien", raconte sa femme. L'exil se poursuit aux Etats-Unis. Quand les talibans prennent le pouvoir, en 1996, il n'est plus question de rentrer.
Rentrer. Maintenant, Darya s'y prépare. Bien sûr, il "doit" le faire. Sultana, derrière lui, fait la moue, mais elle suivra. Quand? Lorsqu'on y verra plus clair, qu'il sera sûr que le gouvernement est stable et qu'il ne sera pas utilisé. Il faudra renoncer à la maison de Sterling, au confort. "Je me moque de tout ça", dit-il. Son fils de 5 ans passe la tête dans le studio. "Il s'appelle Hejran." En farsi, la langue qu'on parle dans les familles afghanes nobles, cela veut dire "séparation".photo Jérôme de Perlinghi

Liberation newspaper. Paris, France
 
Farhad Darya en six dates

1962

Naissance à Kabul de Farhad Nashir (Darya, "Océan", est un nom de scène).

1983

Etudiant en littérature, il fonde le groupe "Baran" ("Pluie").

1989

Retrait soviétique: la censure persiste sous le gouvernement Najibullah.

1990

Darya s'exile. Prague puis Hambourg. A Paris, il rencontre Sultana, étudiante à la Sorbonne.

1995

Déménage aux Etats-Unis.

2001-2002

Tournée mondiale au profit des enfants d'Afghanistan.
   
 
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